Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues
À la Comédie-Française, le combat en justice d'une mère dont le fils autiste a subi de la maltraitance dans une maison d'accueil. Dans un aller-retour brillant avec la tragédie d'Euripide, Tiago Rodrigues donne à cette œuvre lumineuse une force universelle.
Hécube, pas Hécube, la douleur d'une mère à la Comédie-Française
- Un aller-retour aussi surprenant qu'efficace entre la tragédie d'Euripide et l'histoire contemporaine
- Elsa Lepoivre est Nadia, une mère en souffrance animée par un amour immense
- Une dénonciation de la lâcheté et de l'hypocrisie d'un système
- Une mise en scène d'une rare intelligence et non dénuée d'humour

Un drame contemporain enraciné dans la tragédie grecque
La pièce commence par une séance plutôt loufoque de répétition théâtrale : la troupe de comédiens travaille le texte de la tragédie Hécube d'Euripide. Dans cette pièce, Hécube, épouse du roi de Troie Priam, est réduite à l'esclavage après la prise de Troie par les Grecs. Priam avait anticipé l'issue du conflit et confié leur fils Polydor, chargé d'un précieux trésor, au roi des Thraces Polymestor. Mais ce dernier a cédé à l'appât du gain et trahi sa promesse de protection : il a tué Polydor et l'a jeté à la mer. Hécube se venge en attirant Polymestor et ses deux fils dans un guet-apens : elle égorge de ses propres mains les deux petits, tandis que les autres femmes crèvent les yeux de Polymestor avec leurs aiguilles. Devant Agamemnon (Denis Podalydès d'une grande finesse), Hécube plaide sa cause. Le rôle principal de la pièce, Hécube, est joué par Nadia (magnifque Elsa Lepoivre) qui est elle-même engagée dans une procédure judiciaire dénonçant la maltraitance de son fils autiste, et des autres enfants, dans une maison d'accueil. C'est le même Denis Podalydès qui joue le rôle du procureur, un personnage juste, percutant et drôle aussi, qui accueille tous les témoins en leur prosposant un excellent "ristretto".
Nadia, pas Nadia
L'enquête menée par le procureur et les témoignages des fautifs révèlent des agissements qui font froid dans le dos, dans un déroulé très théâtral qui se vit presque comme un thriller. Comme Hécube, Nadia doit revivre la souffrance immense d'une mère qui pensait bien faire en confiant son enfant à une structure d'accompagnement médical professionnel. Son amour pour son fils éclate dans ses souvenirs : un fils qui parle à peine, s'exprime dans des oppositions ("câlin, pas câlin, chocolat, pas chocolat"...) et danse sur la musique d'Otis Redding, un artiste qui lui a donné son prénom. Elsa Lepoivre donne à son personnage une force commotionnelle en jouant avec une nuance infinie sur la douceur des souvenirs, l'humour des situations et la rage de celle qui veut que justice soit faite.
"Nadia perdue et hors de contrôle, saisie par le vertige de la justice."
Une critique acerbe de l'hypocrisie et de la lâcheté
Le drame vécu par Nadia prend rapidement le dessus et donne à son histoire une résonance très actuelle : une maison d'accueil délabrée, un personnel insuffisant et peu qualifié, des patients en souffrance. La pièce dénonce la lâcheté des soignants qui se justifient par le manque de moyens et de personnel, ou par la nécessité de l'autorité ("même pour donner de l'amour, il faut des règles"). On comprend aussi l'hypocrisie coupable des autorités de tutelle qui connaissaient la situation et n'ont rien fait. Au-delà du système défaillant, la pièce nous interroge sur ce que l'actualité nous montre sans arrêt : des personnes comme les autres qui arrivent à perdre leur humanité et plonger sans scrupules dans le cercle vicieux de l'horreur.
Une mise en scène d'une rare intelligence
La pièce réhausse son impact grâce à la scénographie sobre et solennelle de Fernando Ribeiro qui fonctionne parfaitement. Vêtus des superbes costumes noirs de José António Tenente, entre toges antiques et robes de magistrats, les comédiens passent du drame de Nadia à la tragédie d'Hécube avec de plus en plus de fluidité jusqu'à combiner les répliques. Tiago Rodrigues a sans doute vu dans la tragédie grecque une façon de montrer l'universalité des drames humains, et le mélange est dosé à la perfection. Le metteur en scène ne se prive pas de faire appel à l'humour, parfois cabotin (les blagues des comédiens en répétition), souvent jouissif (le procureur qui démonte avec brio les allégations des témoins). L'humour apporte au drame cette légèreté salutaire qui amplifie le message. On reconnaît la réussite d'un spectacle quand on n'en perd pas une miette, et celui-ci nous scotche du début à la fin.
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Tiago Rodrigues texte et mise en scène
Avec Elissa Alloula, Loïc Corbery, Eric Genovese, Gaël Kamilindi, Elsa Lepoivre, Denis Podalydès, Séphora Pondy
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